[Texte] Dé-organiser le monde ?


(Le désert rouge, Michelangelo Antonioni, 1964)

Le monde organisé prospère sur une série de clichés, dont il est complexe de se détacher car, visqueux, ils nous collent à la peau. Emmanuel Bonnet, chercheur-associé au sein d’Origens Medialab, propose, en réponse, d’enquêter afin de devenir capable de les questionner. Cet article est issu d’un cours qu’il a donné dans le cadre du MSc.

En 1964, Le désert rouge, du réalisateur italien Michelangelo Antonioni, reçoit le Lion d’or à la Mostra de Venise. Le journal Le Monde décrypte à l’époque la névrose ressentie par Giuliana, l’héroïne du film, « provoquée chez elle par le milieu, le décor, le "climat" dans lequel elle vit ». Antonioni pressent ici les contrecoups de la technosphère capable « de bouleverser le comportement, la psychologie, la morale des individus qui s'y trouvent soumis ». La fin du film n’est qu’un aveu d’impuissance : malgré ses déboires, Giuliana revient au point de départ. D’après l’analyse de Gilles Deleuze, elle est restée sur une ligne de crête, coincée entre, d’un côté, ses clichés qui la mettent en mouvement, et, de l’autre, leur effondrement, qui la désoriente.

« Ce qui est bon pour l’usine est bon pour la cuisine »

Aujourd’hui, l’Anthropocène fait de nous des Giuliana, trappé·e·s dans les clichés du monde organisé, eux aussi en cours d’effondrement. Le monde serait une somme de problèmes à résoudre, fixant des objectifs à atteindre en pilotant l’activité via des indicateurs et en définissant une stratégie à implémenter. D’ailleurs, le grand cliché originel, c’est que le monde ne serait en réalité qu’un tissu d’organisations, dont on ne pourrait se défaire. « Notre société est une société de l’organisation, décrivait Amitai Werner Etzioni dans Modern Organizations en 1964. Nous sommes nés dans des organisations, nous avons été éduqués par des organisations et la plupart d’entre nous consacrent une grande part de leur existence à travailler pour des organisations. Beaucoup de nos loisirs se passent à dépenser de l’argent, à jouer et à prier au sein des organisations. La plupart d’entre nous mourront dans une organisation et, quand viendra le temps de l’enterrement, la plus grande de toutes les organisations, l’État, devra délivrer un permis officiel. »

Mais, à quoi servent ces clichés ? Selon Barley et Kunda (Putting Work Back In, 2011), à organiser la distance entre l’organisation et la pratique. Les clichés serviraient moins à mieux décrire le monde tel qu’il est, qu’à « produire des images mobilisatrices qui reposent davantage sur le pouvoir de persuasion des métaphores que sur des données » (traduction personnelle). Les métaphores utilisées au sein du monde organisé (la machine, l’organisme vivant ou encore la culture) seraient ainsi, en réalité, des opérateurs de contrôle du réel et des activités qui s’y déroulent. Cette volonté de contrôle apparaît très clairement dans le film de Thibault Le Texier, Human factor. On y appréhende l’agenda du monde organisé - tout rendre performant, tout optimiser, tout organiser pour favoriser la production et la consommation - grâce à la petite phrase d'Henry Ford « ce qui est bon pour l’usine est bon pour la cuisine ». Ouvrier, femme au foyer, même combat pour le grand ordonnancement du monde, mêmes processus organisationnels.

Le problème, c’est que le monde organisé ne semble pouvoir offrir aucune alternative à ses clichés, si ce n’est leur effondrement. Nous évoluons, selon Emmanuel Bonnet, dans un « orgo-centrisme », un monde centré sur les organisations, et seulement sur elles, comme dans une forme de méta-cliché qui englobe, structure et annexe tous les autres. Remplies de clichés, les organisations ne laisseraient s'y épanouir aucun autre - alternatif, complémentaire ou opposé. « C’est là qu’est l’os » : elles nous empêcheraient alors de voir le monde de l’Anthropocène tel qu’il est et provoqueraient « une perte du monde », une acosmie, un non-monde.

Une « anthropologie inversée »

L’effondrement des clichés du monde organisé (non, on ne règle pas tout à l’aide de KPIs) crée un trouble, que Giuliana expérimente tout au long du film. Mais c’est un « bon » trouble, dans le sens où, en le traversant, on y perçoit de nouvelles manières d’être vivant. De ce point de vue, la redirection écologique constitue un effort sur soi-même afin de se forcer à parcourir les ruines laissées par cet effondrement. Il s’agit de déployer une « anthropologie inversée » des organisations, à travers un travail d’enquête. Chercher de nouvelles manières d’habiter le monde suppose alors l’émergence de nouveaux clichés. Cela tombe bien, des chercheurs et des chercheuses du monde entier, au carrefour des sciences du climat, de l’anthropologie, de l’économie et de la philosophie de la nature sont riches en nouveaux clichés. Emmanuel Bonnet nous en propose ici trois.

Les ruines d’Anna Tsing. L’Anthropocène n’est pas une crise environnementale, c’est le nouvel état du monde issu des ruines du capitalisme, dans lesquelles il s’agit désormais d’apprendre à vivre. Nous pourrions ici rapprocher le best-seller de Tsing (Le champignon de la fin du monde, La découverte, 2017) d’une autre oeuvre : le monde organisé est, comme Martin, le héros du livre éponyme de la poétesse brésilienne Clarice Lispector, un « bâtisseur de ruines ». Il a commis un crime et doit fuir pour échapper à l’échafaud. Son périple, riche en rencontres, l’amène à percevoir le monde d’une façon renouvelée, et son crime s’avère in fine être une libération. La fuite de Martin, troublante métaphore de la redirection écologique des organisations capitalistes. Alors, qu’est-ce qu’une organisation dans un monde en ruines ? Une organisation en ruines peut-elle encore prétendre au statut d’organisation ? Les ruines désorganisent-elles les organisations ? Puisqu’on ne peut pas les reconstruire, faut-il au moins dé-organiser les ruines ?

L’écologie sombre de Timothy Morton. Dans La pensée écologique (Zulma, 2019), Morton explore la possibilité d’une écologie sombre (dark) qui « introduit [...] de l’hésitation, de l’incertitude, de l’ironie et de l’attention. La forme de l’écologie sombre, c’est le film noir. Dans un film noir, le narrateur débute son enquête de manière a priori objective sur une situation qui lui est a priori extérieure, avant de découvrir qu’il est impliqué. Le point de vue du narrateur se teinte alors de désir. » Morton rejoint ici Le désert rouge d’Antonioni : Giuliana tient ses névroses d’un monde industriel à la fois habitable et inhabitable, et expérimente le désir d’obscur décrit par Morton. Pourquoi, en effet, l’écologie - qui paraît plus liée aux infrastructures, à l’acidification des océans et aux outils managériaux qu’aux jolies fleurs aux couleurs vives - serait-elle verte et lumineuse ? Que serait une organisation écologiquement sombre ? Que deviendrait par exemple Total si elle admettait que « nos voitures roulent à l’extrait de dinosaure écrasé », comme le dit Morton ?

Les sous-communs de Fred Moten et Stefano Harney. Moten et Harney, deux universitaires (et poète, s’agissant de Moten) nord-américains, ont publié un essai intitulé The Undercommons, en 2013. Ils y explorent les moyens de créer des espaces de fuite et de résistance contre le système académique mainstream, monde organisé par excellence, notamment d’un point de vue décolonial et féministe. Selon eux, nous sommes toutes et tous dans un état de « sans-abrisme » (homelessness), synonyme de dépossession de nos capacités d’action par le monde organisé, qui nous empêche de nous auto-organiser et, dans le cas de l’université, d’étudier ensemble. En réponse, des sous-communs apparaissent et improvisent des réponses à des questions que personne ne pose. Ces poches de résistance concrétisent le refus de poursuivre selon les clichés du monde organisé. Dès lors, comment le monde organisé peut-il se laisser encercler par les sous-communs ? Comment les organisations et les sous-communs peuvent-ils entrer en dialogue sans laisser les premières s'accaparer les seconds ? Comment résonne l’effondrement des clichés du monde organisé avec l’émergence de clichés des sous-communs ? Comment agencer différents sous-communs par essence instables et fugitifs ?

Si, pour Deleuze, les clichés servent à supporter l’insupportable, il est clair qu’aujourd’hui, ceux des organisations ne parviennent plus à jouer ce rôle : nous ne croyons plus en ce monde et ne sommes plus dupes de la prise en charge du monde par les organisations. Le monde réel apparaît lui-même comme un mauvais film noir. Entre le Martin de Lispector, qui parvient à réapprendre à vivre, et la Giuliana d’Antonioni, qui finit comme au début par déambuler dans une raffinerie de pétrole, il y a une injonction : ne pas gâcher le trouble dans lequel l’Anthropocène nous plonge.