[Interview] Nicolas Roesch : enquêter avec le vivant pour « fabriquer un monde commun »


(Chez lui, Nicolas déplace des araignées sans détruire leurs toile.)

Dans le cadre du MSC, nous, les étudiants et étudiantes, apprenons à enquêter sur des objets problématiques du point de vue de l'Anthropocène : infrastructures, business models, processus, etc. Ces enquêtes sont encadrées par plusieurs intervenant·e·s, issu·e·s de différentes disciplines. Nous avons souhaité poursuivre avec elles et eux la discussion sur leurs pratiques d’enquête, à travers une série d’entretiens. Voici le premier.
Nicolas Roesch est designer et chercheur indépendant. Après cinq ans au sein de la Cité du design, il travaille désormais à dés-anthropocentrer le design, théorisant un design centré sur le vivant. Ses recherches font l’objet de cours, de conférences et un ouvrage est en cours de rédaction.

Pourquoi avez-vous positionné l’enquête au cœur de votre pratique professionnelle ? En quoi l’enquête est-elle (devenue) nécessaire, selon vous ?

Le design est un processus qui utilise l’enquête à différents niveaux : l’observation du contexte de travail, l’étude des usages, le prototypage et l’expérimentation. En s’attachant à décrire le contexte, les pratiques, les processus ou encore les attachements, l’enquête remet profondément en question nos idées et paradigmes initiaux. En dévoilant les angles morts de nos champs d’investigations, elle ouvre parfois des opportunités insoupçonnées.

Plus que nécessaire, l’enquête est devenue une hygiène de vie quotidienne. Plus possible de traverser une gare sans se questionner sur les flux de circulation, d’utiliser un service sans en révéler les dysfonctionnements, d’offrir un cadeau sans avoir questionné l’efficacité de son usage. Mais, à l’époque de l'Anthropocène, ce regard d’enquêteur est en mutation. L'air que nous respirons, l’eau que nous buvons, les forêts et les insectes qui nous entourent ne sont plus des choses qui vont de soi et que l’on peut traiter avec indifférence. L’enquête devient un outil majeur pour inclure dans nos pratiques les relations que les humains entretiennent avec les montagnes, les océans, le climat, les animaux, etc.

À la suite des travaux de l’anthropologue étatsunienne Anna Tsing, un courant théorique et pratique s’est fondé sur les « arts de l’attention », arguant que, pour naviguer dans l’Anthropocène, il nous faut réapprendre à voir les choses d’un œil neuf. Et vous, à quoi faites-vous particulièrement attention lorsque vous enquêtez ?

À la fin de mes études, je me suis mis en tête de déplacer les araignées (les Pholques), dans mon appartement, sans détruire leurs toiles. Après trois mois de production de maquettes infructueuses, ces petits colocataires m'ont forcé à abandonner toutes mes connaissances et de repartir à zéro. Je me suis donc lancé dans une enquête centrée sur un vivant non-humain, mais comment lui poser des questions ? Pendant six mois, j’ai imaginé des formes pour interroger ces petits êtres vivants accompagnés de nombreuses observations. Ce long processus m’a fait tomber dans un autre monde, il m’a fallu être en empathie avec le monde sensoriel d’une autre espèce : l’Umwelt. Loin de l’anthropomorphisme, depuis cette aventure, j’ai basculé dans un monde décentré. En se projetant du point de vue des sujets enquêtés, « on se décentre », « on se rend compte de… », on fait émerger un monde d’expériences partagées et ainsi on commence déjà à fabriquer un monde commun. Cette petite araignée, « banale » dans nos environnements, m’a appris à oublier mon point de vue expérientiel du monde pour intégrer son point de vue, radicalement autre. C’est cette attention particulière au monde perçu de l’autre - humain ou non-humain - qui éclaire aujourd’hui le plus mes enquêtes. L’invitation d’Aldo Leopold à « penser comme une montagne » [texte issu de Almanach d’un comté des sables, ndlr] est aussi élégante qu’efficace pour agir et penser dans nos enquêtes.

Selon vous, en quoi l’enquête permet-elle de mieux prendre en compte les savoirs des personnes qui vivent les situations par rapport à ceux des « experts » ?

Tout le monde est expert de son quotidien. Il n’y pas de personne qui, mieux que vous, puisse décrire les actions, les choix, les émotions, les expériences, etc. qui organisent et influencent votre expérience au monde. C’est pourquoi, la différence entre experts et usagers « profanes » dépend de ce qui est mis en question dans l’enquête. Ce qui définit l’expertise me semble plus une question de point de vue sur le sujet de l’enquête qu’une expérience acquise dans un cadre académique. Lors de certains programmes de recherche que j’ai menés, nous avions inclus des usagers très en amont du processus de design et tout au long du déroulement de la recherche. Au départ profanes, les usagers ont acquis différentes compétences pour pouvoir échanger avec nous sur des spécificités techniques de l’innovation en question, mais aussi, ils ont enrichi leurs vocabulaires, ce qui a permis d’améliorer la qualité de nos échanges. Ce processus qui a pour objectif de rendre des usagers experts montre que la marge qui existe entre profanes et experts peut significativement se réduire en des temps très courts.

Comment intégrez-vous les non-humains dans vos enquêtes ?

Le processus pour intégrer les non-humains ne peut être résumé en quelques lignes. C'est un mécanisme complexe qui nécessite une approche transdisciplinaire d’expertises relatives au sujet investigué. Je distinguerais 3 types de non-humains. Il y a les non-humains vivants comme des organismes, des écosystèmes, des ensembles composés d’animaux, de végétaux et de microorganismes, que je qualifierais d’holobiontes : les forêts, les montagnes, les rivières, les animaux, les insectes, etc. Les non-humains non-vivants - Bruno Latour parle d’« Agency », de « puissances d’agir » - qui sont des forces abiotiques ayant une influence sur nos organisations, notre fonctionnement ou encore notre culture. Les « Agency » peuvent être des flux physiques ou chimiques - le biotope, la pollution, les gaz à effet de serre, un virus, etc. - mais ils peuvent être aussi des infrastructures comme un dos d’âne ou un dispositif énergétique - centrale nucléaire, réseau smart-grids et dispositif de consommation. La troisième catégorie de non-humains est aussi abstraite que poétique. Il s'agit des esprits, des fantômes, des Djinns, de la Pachamama (Terre-Mère) et autres esprits de la nature. Car tout dépend dans quelle structure ontologique se situe l'enquête. Selon certaines ontologies définies par Philippe Descola, pour l’animisme, l’analogisme ou le totémisme, il est aussi possible d’identifier des forces agissantes non-humaines - ni biotiques, ni abiotiques - qui ont des effets sur le monde ou avec lesquels on peut négocier et commercer.

Pour intégrer ces 3 typologies de non-humains dans les enquêtes, je proposerai 3 pistes d’exploration :

  1. L’Umwelt : selon Jakob von Uexküll et Thomas A. Sebeok, l'Umwelt désigne l’expression sensorielle propre à une espèce ou un individu dans son milieu. En français, il peut être traduit par l'expression de « monde propre ». La première question à se poser est quel est le monde propre du non-humain ? Quels sont ses sens, ses capteurs, ces interfaces en contact avec son environnement et qui lui donnent accès à son milieu ? Quelle est sa représentation du monde du point de vue de son Umwelt ?
  2. L’Ethos : mot grec qui peut être traduit par « coutume ». Les habitudes, les comportements d’un non-humain doivent être identifiés, cartographiés. Proche de l’éthologie, l'étude du comportement des espèces, y compris l'humain, dans leur milieu naturel, artificiel ou dans un environnement expérimental, s’opère par des méthodes de quantification, d’observation de mode de vie, d’identification des relations interspécifiques, sur un territoire.
  3. Les Temps et les cycles : selon la typologie de non-humains on peut identifier des temporalités et des cycles qui rythment et organisent leur vie et relation à leur milieu. D’une échelle infiniment petite aux temporalités qui dépassent nos projections, tout est soumis à des cycles de destruction et d’engendrement, d’entropie et de néguentropie. Ces boucles temporelles peuvent aller de la microseconde au millénaire selon les échelles physiques : la seconde pour la bactérie, le millénaire pour un biome. Du côté des vivants, il est aussi possible d’identifier trois rythmes : le rythme infradien qui est supérieur à 28h, le rythme circadien d’environ 24h, le rythme ultradien inférieur à 24h.

Du monde sensoriel aux temporalités, en passant par les comportements, ces trois typologies d’explorations peuvent être intégrées aux méthodes d’enquêtes dans les mondes vivants et non-vivants.

Selon vous, l’enquête peut-elle constituer une fin en soi ? Si oui, avez-vous des exemples de situations transformées par l’enquête ?

En design, l'enquête ne constitue pas « une fin en soi ». La phase d’étude des usages consiste à mettre en place un protocole d’observation expérimental. Il s’agira d’observer des pratiques d’interactions hommes/objets de l’étude (objets, dispositifs ou systèmes), existantes dans des situations préalablement définies. Les typologies des situations d’interaction existantes et les expériences imaginées spécialement pour l’étude peuvent être sources de débat pour identifier ce qui doit être poursuivi ou non dans le processus de recherche. Cette phase établit les prémisses d’un transfert des champs culturels identifiés dans le terrain d’enquête vers de nouvelles applications et donc de nouvelles problématiques. Mais dans le cadre de l’Anthropocène, il serait essentiel de développer des outils capables d’arrêter un projet si l’enquête révèle la nécessité de laisser en « libre évolution » l’objet de l’étude : acter la volonté de ne pas intervenir, pour rendre « à l’état sauvage » des espaces façonnés par l’Homme. On pourrait aussi parler de nature « réensauvagée » ou « férale ». Définie au départ par les zoologistes pour les animaux domestiques retournés à l’état sauvage, puis par les botanistes pour les plantes échappées des cultures et naturalisées, la féralité désigne ici un espace évoluant spontanément tout en conservant les empreintes de leur passé culturel.

La dynamique économique invitant les designers à produire toujours plus d’innovation doit être remise en question. Il m’apparaît essentiel de repenser les pratiques d’enquêtes pour interroger les limites du contexte observé. Je m’interroge aujourd’hui sur les possibilités d’ouvrir une nouvelle relation à la situation étudiée, renversant les opportunités de production / consommation et ouvrant les alternatives « férales », de « libre évolution » de cette dernière.

Selon vous, pourquoi et sur quoi une organisation devrait-elle enquêter pour s’adapter à l’Anthropocène ?

Si l’Anthropocène - le genre de savoirs qui lui sont reliés et le type de réponses qu’il appelle - ne fait pas consensus, une communauté scientifique de plus en plus large s’accorde à l’accepter comme un point de repère décisif. L’Anthropocène a fait son entrée dans la pensée contemporaine. Pour la première fois dans l’histoire de la planète, une époque géologique serait définie par l’action d’une espèce. Mais de mon point de vue, cette thèse qui tend à associer la responsabilité à l’ensemble de l’humanité et de son histoire à cette nouvelle ère géologique est erronée. La responsabilité des organisations politiques, sociales, juridiques, économiques, etc. doit être particulièrement mise en question dans la perspective de l’impact de l’espèce humaine sur la planète. Les dénonciations progressives et alarmantes des scientifiques et ONGs sur le climat, la diminution du nombre d’espèces, les perturbations des dynamiques des écosystèmes et des équilibres planétaires, ont révélé la responsabilité de certaines organisations plus que celles d’Homo sapiens. La biodiversité et le climat sont avant tout un tissu physique, chimique et vivant dont nous faisons partie. Quand le fonctionnement des équilibres planétaires est à ce point modifié, nos sociétés et les organisations qui la composent sont en danger. Il est donc temps de repenser les liens qui unissent les organisations aux équilibres de la planète et aux vivants à toutes les échelles.

Voici quatre propositions pour formuler un nouveau contrat fondé sur l’usage de l’enquête afin de participer à la réconciliation entre organisations et biodiversité :

  1. Enquêter sur ce à quoi l’organisation tient : à l’image des cahiers de doléances de Bruno Latour, quels sont les systèmes, les relations, les ressources, les communs dont l’organisation dépend et dont elle ne peut se passer ? Mais aussi, quelles sont les valeurs qui anime l’organisation ?
  2. Enquêter sur le renoncement [ce point fait écho au projet Closing Worlds, porté par le collectif Origens Medialab à l’origine du MSc, ndlr] : à l’inverse du premier point, il faut ici investiguer et analyser ce qui, dans ces processus organisationnels, dépassent les limites planétaires. L’organisation devra aussi mettre en regard ces objectifs avec les perspectives des écosystèmes dont elle dépend et qu’elle perturbe.
  3. Enquêtes sur les processus régénératifs : les organisations doivent identifier les leviers qui régénèrent le vivant pour les inclure dans leurs fonctionnements présent et à venir. Les cycles et les temporalités du vivant, dans lequel l’organisation s’inscrit, doivent être analysés dans la perspective de s’y adapter et de les protéger. En s’appuyant sur les précédentes enquêtes, des phases de redirection écologique sont ici nécessaires et de nouvelles formes organisationnelles doivent émerger, être prototypées et testées.
  4. Enquêter sur les expérimentations et les développements : une fois la redirection en cours d’expérimentation et de développement, il est essentiel de poursuivre les enquêtes pour identifier les forces et les faiblesses, les leviers supplémentaires et les potentiels de diffusions. Ce dispositif, autrement appelé « rétro analyse », est essentiel pour améliorer les projets en cours de développement, les répliquer, les diffuser ou les rediriger à nouveau si nécessaire…

Quel conseil donneriez-vous aux enquêteurs et enquêtrices qui travaillent à la redirection des organisations ?

Ce qui rend le monde habitable, ce sont les organismes vivants qui le composent. L’humain est aujourd’hui un acteur dynamique, mais aussi victime des transformations de la biosphère. Sans les sciences de la nature, l’homme ne construira pas un futur durable et équilibré sur une planète aux ressources limitées, aux écosystèmes fragiles et soumis aux aléas climatiques. Comprendre le monde et son histoire pour mieux anticiper son avenir, connaître les limites du domaine que l’humain peut légitimement se réserver sans obérer gravement ses recours aux diverses ressources issues du monde non-humain sera le rôle essentiel des enquêteurs et enquêtrices qui souhaitent travailler à la redirection des organisations. Comprendre les vivants, leurs liens et leurs dynamiques par un décentrement est un des moyens majeurs d’envisager rationnellement les conséquences de nos actes à court et moyen termes. La vie fonctionne sur le principe de la symbiose et - contrairement à certains organismes rudimentaires - Homo-Sapiens se place dans une fenêtre physiologique extrêmement étroite. Nous sommes finement adaptés à cet environnement dans lequel nous évoluons aujourd'hui, entrelacés aux écosystèmes dans des relations interspécifiques étroites. Les sciences de la terre, l’acquisition de connaissances naturalistes ou de la biologie de l’évolution - pour ne citer que les principales - seront des acquis incontournables aux enquêteurs et enquêtrices pour comprendre les enchevêtrements entre humains et non-humains. L’exploration dans la complexité du vivant permettra à ceux qui travaillent à la redirection des organisations, non pas de décrire « qui est responsable ? » mais d’ouvrir une autre question, peut-être plus difficile encore : « comment répondre à l’urgence de la redirection écologique ? ».