[Interview] « Il faut soumettre le marketing à un véritable débat démocratique »


Directeur associé de l’agence Nova7, Émile Hooge tente de rediriger le marketing traditionnel vers une trajectoire plus durable et plus sociale, par le biais de ce qu'il appelle le « démarketing ». À l’issue de son intervention au sein du MSc, nous avons poursuivi la discussion autour des communs, de nouvelles façons de créer de la valeur et de nouveaux types de relations-clients à imaginer.

Les dernières décennies ont apporté au marketing son lot de scandales : fabrique de l’ignorance, marchands de doute, pratiques sexistes, design de la dépendance, greenwashing, surconsommation… Est-ce pour rompre avec ces dérives que vous avez remis au goût du jour le terme « démarketing » ?

De nombreuses critiques lucides ont été adressées au marketing, mais elles portent principalement sur des dysfonctionnements ou des pratiques non-éthiques, sans remettre en cause le rôle du marketing lui-même. Pour une entreprise, l'Anthropocène signifie repenser entièrement sa relation avec les marchés et les consommateurs, et opérer dans la « zone critique » ne se réduit pas à essayer de limiter son impact sur l'environnement. L’Anthropocène, ce n'est pas juste un moment difficile à passer, encore moins un problème difficile à résoudre, marqué par l’accroissement des inégalités. On est en train de se rendre compte qu’on vit en réalité dans un monde totalement différent de celui dans lequel nous vivions il y a 15 ans. Les entreprises doivent tenir compte de ce nouveau contexte lorsqu'elles élaborent leur stratégie marketing.

Il y a cinquante ans, dans un article intitulé « Demarketing, yes, demarketing », Philip Kotler et Sidney Levy ont introduit le terme de « démarketing » pour décrire les efforts d'une entreprise visant à réduire la demande vis-à-vis de ses produits lorsque cela nuit à ses objectifs de long terme (problèmes temporaires d’approvisionnement, problèmes d’image liés à de la surconsommation, etc.). Selon eux, le mix marketing classique (produit, lieu, promotion et prix) peut ainsi être utilisé comme levier pour décourager la demande de certains biens ou services qui nuisent à la pérennité de l’entreprise, à l'environnement, à la santé ou au bien-être des consommateurs. Je tente aujourd’hui de revigorer ce terme « démarketing » pour proposer un projet plus radical de redirection du marketing : changer de philosophie et de processus plutôt que simplement utiliser les mêmes outils dans un but différent. D’ailleurs j’observe que de nouvelles pratiques émergent et je crois que certaines entreprises, et certains spécialistes du marketing, commencent à expérimenter de vraies alternatives.

Dans le cours que vous avez donné dans le MSc, vous avez parlé de Patagonia, notamment.

Exactement. Il y a quelques années, Patagonia a lancé une campagne publicitaire demandant aux gens de ne pas acheter leurs vêtements. On pouvait y voir des images de vestes avec le slogan « n'achetez pas cette veste ». Seule, cette campagne aurait pu être considérée, à raison, comme du greenwashing : créer un buzz pour augmenter ses ventes, avec des vêtements cools et respectueux de l'environnement. Mais ce qui est intéressant, c'est qu'ils ne se sont pas arrêtés là. Les publicités ont été accompagnées de tutoriels en ligne et d’ateliers de réparation pour que les clients viennent apprendre à réparer eux-mêmes leurs vêtements : une véritable ingénierie de la maintenance. Patagonia aurait même pu aller plus loin et changer complètement sa relation avec ses clients, en arrêtant tout simplement de vendre des vêtements, puisqu’ils ne veulent pas que leurs clients les achètent. Ce qui ne veut pas dire mettre la clef sous la porte, entendons-nous bien ! Néanmoins, je pense que cette tactique est une première étape dans la transformation de la façon dont les gens sont attachés à leurs vêtements. Peut-être que cela pourrait conduire à un business model totalement différent pour Patagonia, fondé sur des relations plus durables entre des personnes et des biens.

Cela dit, il n'y a pas beaucoup d'exemples d'entreprises qui vont vraiment dans cette direction. Certaines commencent à comprendre comment et pourquoi le marketing et les marchés sont dysfonctionnels, mais il est très difficile de rediriger radicalement sa stratégie, surtout à l’échelle d’une entreprise multinationale. Je crois que les entreprises doivent imaginer de nouvelles approches marketing pour s’adapter à l'Anthropocène. Sans ça, elles courent un vrai risque de disparition. Elles doivent commencer à expérimenter maintenant et à construire des alternatives étape par étape, processus par processus, afin de rediriger leur business model. Et le démarketing en fait partie.

Ce qui est intéressant avec le démarketing, c'est qu'il vous permet de parler à la fois des pratiques marketing et des marchés. Le démarketing ne signifie pas seulement le démantèlement du marketing, mais il peut aussi signifier le démantèlement des marchés.

Pour moi ce sont bien deux objectifs différents à traiter en parallèle. D’abord, je pense que les marchés ne sont pas nécessairement un problème en soi. Les marchés existaient bien avant l'Anthropocène, ou même le capitalisme, en Mésopotamie par exemple. Les marchés sont une façon parmi d’autres d'organiser des échanges, qui n'est pas intrinsèquement mauvaise. Ils peuvent présenter de nombreux avantages : stimuler la vie sociale, permettre aux gens d'accéder à des biens et des services utiles qu’ils sont incapables de produire eux-mêmes, etc. Cela dit, une société est toujours une combinaison de différents modes d'échange : dons, entraide familiale, contribution et gestion collective de communs, mécanismes de solidarité institutionnalisés par les États modernes, etc. Dans la nôtre, les échanges marchands sont hégémoniques et tendent à envahir tous les aspects de la vie quotidienne jusqu’à entraîner un dérèglement du système-Terre. Certains marchés fonctionnent même de manière quasi autonome, sans aucune relation avec le vivant, humain ou non-humain. Cela ne signifie pas automatiquement que nous devons supprimer les marchés, mais que nous devons trouver des moyens de les ré-encastrer dans la société et les faire atterrir dans les limites planétaires.

Ensuite, je pense que certains dysfonctionnements proviennent de la manière dont les organisations gèrent et pilotent ces marchés. Comme mentionné précédemment, les pratiques marketing peuvent vendre du doute, créer des dépendances ou engendrer une surconsommation. C'est exactement ce que nous devons réorienter et c'est ce dont il s'agit avec le démarketing.

Là, vous parlez d’un marketing plus « éthique », qui devient dominant aujourd’hui. Mais une entreprise peut-elle aller plus loin et sortir des marchés capitalistes ?

Pour une entreprise, vendre des biens et des services plus éthiques ou favoriser une relation plus éthique avec ses clients, ce n'est qu'un moyen d'améliorer sa stratégie de marketing. On a de nombreux exemples de telles approches, vous avez raison, mais l'idée de démarketing est plus radicale : une entreprise doit abandonner certaines pratiques de marketing nuisibles et réorienter sa stratégie vers la construction d’un nouveau type de relation avec ses clients, ainsi qu’une une nouvelle façon de créer de la valeur.

J’ai récemment discuté avec le dirigeant d'une petite entreprise de biens de consommation. Il m'a dit qu'ils avaient beaucoup travaillé à améliorer l'efficacité énergétique de leur technologie, à rendre éthique leur chaîne d'approvisionnement en matériaux et à concevoir un produit plus durable. Mais cela ne lui suffisait pas, il voulait réellement adapter son entreprise à l'Anthropocène et établir une relation respectueuse et attentionnée avec ses clients. En fait, je pense qu'il me posait des questions sur le démarketing sans le savoir et nous avons spontanément eu toutes sortes d'idées pratiques pour l’expérimenter : passer d'une économie de la propriété à une économie du service, expérimenter un modèle d'abonnement ou un modèle de paiement de type « participation libre et consciente », devenir un fournisseur de services publics et offrir « gratuitement » des biens ou services aux personnes qui en ont besoin mais n’en ont pas les moyens, ajouter une partie du coût écologique au prix de vente et le répercuter sur le consommateur, ou inventer de nouvelles façons d'impliquer les clients dans la coproduction des marchandises...

Vous voulez dire, comme dans le modèle Ikea où les clients finissent par construire eux-mêmes les meubles qu'ils achètent ?

Ikea, c’est un point de départ intéressant, mais ce n'est pas du démarketing. En fait, j'appellerais ça du marketing astucieux. Ils vendent un produit qui n'est pas tout à fait fini et font travailler gratuitement le client pour finir de le fabriquer. Vous rentrez chez vous avec une boîte pleine de morceaux de bois et un mode d'emploi. Là, vous êtes tout seul avec votre produit à monter, donc, à proprement parler, vous ne co-produisez rien avec Ikea. Mon idée de « coproduction » est beaucoup plus radicale, entre coopération et travail en commun. Une véritable coproduction exigerait pour l’entreprise d’acquérir des compétences totalement différentes de celles d’aujourd’hui : d’après le sociologue américain Richard Sennett, cela nécessiterait de l'empathie, un mode d'expression subjonctif et des pratiques de conversation dialogique. Un fonctionnement en coproduction permettrait à l'entreprise de donner un réel pouvoir à ses clients, en développant leurs compétences pour fabriquer et réparer les produits. Ce modèle ne consiste plus à simplement échanger des biens et des services contre de l'argent, mais à partager des capacités. Voilà pourquoi j’imagine la coproduction comme un levier efficace d'une stratégie de démarketing.

Mais l'exemple d'Ikea doit nous rappeler qu'un faux processus de coproduction peut aussi être un outil puissant de marketing à l'ancienne, en transférant une partie de la charge de travail sur le client, et même en créant une sorte d'attachement superficiel au produit « fait maison ».

Selon moi, la coproduction ne fonctionne comme une stratégie de démarketing que si elle entraîne un réel changement dans le processus de valorisation, c’est-à-dire dans la manière dont les différents agents évaluent la valeur générée par la transaction. Pour le marketing traditionnel, la valeur est principalement supportée par le bien lui-même, alors que pour le démarketing, la valeur émerge sous la forme de nouvelles compétences et capacités qui sont construites collectivement. En tant que client, si vous vous impliquez réellement dans le processus de production, vous obtenez la valeur du produit que vous rapportez chez vous, plus les compétences que vous avez acquises au cours du processus. En tant qu'entreprise, vous avez développé une stratégie alternative pour gérer votre relation avec le marché et vos clients. Mais en quoi cela rend-il votre business model durable ? C'est exactement ce que je voulais dire quand je disais que le démarketing pourrait créer un changement radical de paradigme. L’entreprise doit imaginer de nouvelles stratégies et, dans ce cas, pourrait passer à une économie fondée sur les communs. Le rôle de l'entreprise devient alors de contribuer à alimenter des communs de connaissances ou de savoir-faire, de protéger la communauté contre l'appropriation exclusive et de construire des transactions de marché autour de ces ressources communes. C'est ce que fait IBM avec le logiciel libre Linux depuis de nombreuses années. Et il y a probablement beaucoup d'autres alternatives à imaginer dans cette direction.

Dans la lignée du courant pragmatiste, le MSc « Stratégie & Design pour l’Anthropocène » tente de développer des outils pour enquêter sur nos attachements collectifs afin de les rediriger. Cela rejoint ce que vous dites à propos des nouveaux modes de valorisation des produits par les clients.

Oui, probablement parce que je fonde une grande partie de mes réflexions sur le travail du sociologue français Michel Callon, proche des penseurs pragmatistes qui ont forgé la notion d' « attachements ». Pour moi, examiner les pratiques marketing à partir d’une autre discipline, c’est très inspirant. Callon fait un excellent travail d'articulation de nombreuses recherches portant sur le fonctionnement des marchés concrets dans son livre L'emprise des marchés (La Découverte, 2017). Et cela est très utile pour comprendre le rôle du marketing, sa façon de formater les marchés de l'intérieur, en les construisant, les entretenant et les transformant. J'utilise le cadre proposé par Michel Callon pour explorer le potentiel apport du démarketing dans le démantèlement de certains aspects des marchés, devenus obsolètes face à l'Anthropocène, afin d’en créer de nouveaux.

À la fin de son livre, il suggère même qu’il faudrait soumettre le marketing à un véritable débat politique et démocratique. Et je crois que la notion de démarketing peut contribuer à formuler différemment les termes de ce débat. En lieu et place des oppositions stériles et idéologiques sur le caractère bon ou mauvais des marchés, je pense que nous devons mener une enquête sur leurs cadrages et explorer d'autres façons de pratiquer le marketing, en s'attaquant à ses dysfonctionnements.

Par exemple, que peut faire une entreprise qui souhaite sortir du cercle vicieux de la surconsommation et de la surproduction ? Là encore, il faut faire un pas de côté pour imaginer d'autres relations entre les consommateurs et les biens : au lieu de proposer constamment de nouveaux produits aux consommateurs, le démarketing peut permettre de penser un lien qui ressemble à celui de l’héritage, où le produit se transmettrait de l'entreprise au client, puis à des amis ou des parents, etc. Ce processus crée un type différent de valeur, intégrée au produit, et un attachement plus durable, qui pourrait ainsi se transmettre de génération en génération. Ce type de stratégie pourrait réduire le besoin toujours croissant de posséder davantage de biens matériels tout en maintenant, voire en augmentant, la valeur de ces biens, au moment où ils sont échangés sur le marché, et bien sûr à long terme lorsqu’ils se bonifient avec le temps...

À propos de réduction, le parc national des Calanques a lancé une stratégie de démarketing pour baisser drastiquement le nombre de visiteurs en haute saison, à travers notamment un accès payant. N'y a-t-il pas un risque de le faire au détriment des plus pauvres ?

C'est un bon exemple de ce que Kotler et Levy ont relevé dans leur article : comment utiliser les outils de marketing pour décourager les clients d'acheter des produits de façon temporaire ou permanente ? Dans le cas du parc des Calanques aujourd’hui, personne ne bénéficie de la surfréquentation - ni les visiteurs, ni le parc, ni, bien sûr, la biodiversité. Pour remédier à ce problème, le démarketing inverse simplement l'utilisation du mix marketing traditionnel pour rendre le produit (dans ce cas, le Parc), moins désirable, plus cher, ou moins accessible. Comme vous le soulignez, le risque est de réserver l'accès au parc à un groupe de privilégiés qui pourront se le permettre. Le problème, c’est que le parc ne propose aucune alternative pour créer une relation respectueuse et durable entre le parc, les humains qui le visitent et les autres êtres vivants qui l'habitent.

Malheureusement, la plupart des stratégies de démarketing environnemental utilisent une approche similaire et tentent d'inclure les externalités négatives dans le prix à payer pour accéder à un site ou acheter un produit. Il est évident qu'en augmentant le prix, on réduit la consommation. Mais c'est une façon artificielle de modifier l'équilibre du marché, qui revient en gros à mettre un prix sur la nature. Et je ne suis pas sûr que ce soit une stratégie efficace pour que les marchés restent un mode d'échange soutenable, car on peut d'ores et déjà imaginer des dérives : certaines personnes très riches pourraient par exemple privatiser les Calanques, limiter la promotion du parc sur les réseaux sociaux pourrait entraîner une sorte d'effet Streisand, attirant davantage l'attention sur le lieu et attirant des visiteurs non désirés ; etc.

Selon vous, comment pourrions-nous protéger les Calanques tout en préservant l'égalité d'accès pour toutes et tous ?

On pourrait imaginer un processus de délibération multipartite, afin de déterminer comment valoriser le lieu. En faisant cela, on politiserait le processus, en rassemblant les personnes qui travaillent pour le parc, les visiteurs, les habitants des environs, les représentants de la région ou de l'État, etc. À la suite du parlement des choses de Bruno Latour, on pourrait même intégrer les non-humains à la discussion. Le principal défi est, je crois, d'ouvrir le processus d'évaluation et d'y impliquer toutes sortes d'agences, au-delà de celles avec lesquelles les marketers du parc ont l'habitude de traiter (ONG locales, plateformes de classement des touristes et organismes européens de réglementation environnementale, par exemple). Cela ouvre la voie à un troisième type de stratégie de démarketing, basé sur un protocole d'évaluation collective.

Quel dernier conseil pourriez-vous donner aux « marketers effondrés » qui sont au courant de l'Anthropocène mais ne savent pas quoi en faire d'un point de vue professionnel ?

Si vous pensez que votre marketing est dysfonctionnel, qu'il n'est plus adapté au monde dans lequel nous vivons aujourd'hui, vous devez commencer à expérimenter des alternatives. Vous ne pouvez pas vous contenter du business-as-usual, en améliorant vos outils ou en essayant de rendre vos actions plus éthiques. Certes, les marchés ont existé avant vous et existeront probablement encore à la fin de votre carrière, mais vous devez les aborder d'une manière radicalement différente et vous avez l'espace nécessaire pour poser de nouvelles questions : Pouvez-vous redéfinir votre relation avec vos clients ? À qui appartiennent les produits coproduits avec vos clients ? Comment fixez-vous un prix ? Devez-vous même fixer un prix ? Comment décidez-vous de la valeur de ce que vous mettez sur le marché ? Et avec qui décidez-vous de cette valeur ? Comment créez-vous des attachements, et dans quelle échelle de temps ?

Vous n'avez pas nécessairement besoin de répondre à toutes ces questions en même temps, et de tout changer tout seul. Le plus urgent et le plus pertinent, c’est d'expérimenter des alternatives partielles et de les intégrer progressivement à votre entreprise. Sans ça, votre organisation connaîtra des jours difficiles, avec, à la clef, des fermetures d’usines, des licenciements massifs, etc. En revanche, si vous avez déjà expérimenté des solutions de remplacement, vous pouvez peut-être vous préparer à une redirection radicale, en conservant un certain pouvoir d’agir dans le système.